UN AUTRE MORT EST POSSIBLE(suite)

(Italie)
Les protestations face aux arrestations ne se font pas attendre avec de nombreux rassemblements spontanés dans tout le pays (on compte 60 000 manifestants à Naples) et plusieurs leaders et intellectuels de gauche s’indignent. Luca Casarini, chef des Disobbedienti, appelle à la mobilisation générale et clame que « nous ferons une manifestation si éclatante qu’il faudra l’armée pour nous arrêter ! ». Vittorio Agnoletto, représentant italien du Conseil International du Forum Social Mondial, s’insurge contre « la tentative de criminalisation du mouvement » et rassure en déclarant que « nous ne donnerons aucune réponse violente ». La stupéfaction est d’autant plus grande que ces arrestations ont été effectuées dans les rangs de ceux qui, au lendemain du G8, se sont empressés de dénoncer les émeutiers comme étant des « provocateurs fascistes » et des « policiers infiltrés », et qu’ils n’ont eu de cesse d’appeler les magistrats génois à enquêter sur le saccage de la ville et sur les violences policières. Ils vont être plus que récompensés sur leur foi en la justice car les militants incarcérés sont libérés le 2 décembre ; le 3, les enquêtes sur les violences policières commises à Gênes sont archivées et le 4, une nouvelle vague d’interpellations a lieu. Cette fois-ci, elles sont ordonnées par les procureurs Anna Canepa et Andrea Canciani du tribunal de Gênes, sur la base d’un rapport de 23 000 pages. C’est le résultat d’une enquête menée par 12 inspecteurs permanents dirigés par Giancarlo Pellegrino, sur les manifestations contre le G8 contenant 500 vidéos, 24 000 photos et 130 cd-rom. On y dénombre 216 épisodes de violence pour lesquelles 52 perquisitions sont effectuées avec l’identification de 370 personnes. 23 sont arrêtées : 9 sont incarcérées et les autres assignées à résidence, un est en fuite. Ils sont inculpés de « violence à personne dépositaire de la force publique » et surtout de « dévastation et saccage » : un délit qui peut coûter de 8 à 15 ans de prison en Italie. On voit aussi apparaître un nouveau délit : « la coparticipation psychique » qui considère que le fait d’être sur les lieux d’une émeute, même sans commettre d’infractions, représente un soutien moral aux émeutiers. Il faut noter que les gens ont été reconnus à cause des tatouages, des piercings, des vêtements ou même à partir d’un simple lobe d’oreille grâce aux techniques de biométrie.
Les personnes concernées sont en majorité proches des milieux anarchistes et squatteurs. Même si trois d’entre elles sont remises en liberté début janvier avec des mesures restrictives, six restent sous les verrous. Car comme l’a déclaré la procureur Anna Canepa : « Ils pourraient réitérer des faits similaires dans les manifestations à venir ». La situation est particulièrement difficile pour Francesco Puglisi, 28 ans, qui est à l’isolement à la prison de Messina et présenté comme étant « un dangereux spécialiste du cocktail Molotov » ; et pour Maria Cugnaschi, 37 ans, enfermée à Gênes, dont le parquet avait demandé la mise en liberté pour faute de preuves, mais les procureurs l’ont maintenue en détention car ils lui reprochent « son appartenance à des groupes anarchistes et de cultiver des liens étroits avec les franges les plus violentes et radicales du mouvement », et le fait de « vivre dans une maison occupée à Milan, et d’avoir assisté aux procès de camarades anarchistes ainsi qu’aux rassemblements en faveur de ceux-ci ». Les procureurs ont aussi déclaré que d’autres arrestations étaient prévues et que les procès se feront rapidement.
Les réactions face à ces arrestations sont intéressantes car elles nous éclairent sur un autre aspect de la judiciarisation du politique qu’est la dissociation, qu’elle soit sous-entendue ou délibérée. Par exemple, la Rete Lilliput (groupe rassemblant les forces catholiques de gauche au sein du mouvement NO GLOBAL) déclare que ces interpellations concernent des « faits d’une déplorable violence », et qu’elles ne peuvent être rattachées à la première vague qui concernait des délits d’opinion. Rifondazione Communista et les COBAS rappellent que le mouvement est parfaitement pacifique et qu’il ne tombera pas dans le piège de la criminalisation. Les Disobbedienti se demandent pourquoi on n'a pas plutôt arrêté les policiers violents du G8 tout en appelant à l’unité du mouvement. Ils ne peuvent pas vraiment se désolidariser car trois proches collaborateurs de Casarini ont été arrêtés et assignés à demeure durant la dernière rafle et leurs présences individuelles ont été fortement remarquées durant l’émeute de Gênes. Une manifestation nationale est appelée pour le 14 décembre à Gênes.
Dans la nuit du 9 décembre deux bombes explosent dans les jardins jouxtant le commissariat central de Gênes ne provoquant que quelques dégâts matériels. Deux jours plus tard, l’acte est revendiqué par la Brigade 20 juillet (date de la mort de Carlo Giuliani). La police privilégie aussitôt la piste anarcho-insurrectionaliste. La condamnation est unanime dans le gouvernement et dans tous les partis politiques. Là encore la dissociation fait rage. Agnoletto dénonce « un acte honteux et inacceptable (…) qui met en danger la démocratie » ; Caruso met en cause les services secrets ; la Fédération Anarchiste génoise se désolidarise d’« un acte qui discrédite le mouvement » ; et Casarini, dans une lettre ouverte aux « Provocateurs », écrit : « Nous sommes face à Matrix, une réalité virtuelle, un film monté par quelqu’un (…) manipulant à partir d’une cabine ces psychopathes. (…) Les prochaines bombes ou les prochains projectiles, utilisez-les contre nous. Car nous sommes vos pires ennemis. Nous, qui voulons plus que tout autre chose un autre monde possible où vous ne pourrez pas exister. Vous êtes seulement le fruit d’une idéologie qui a pour projet de provoquer la fin de tous les rêves en les transformant en cauchemars et en mort. » Les tendances mystico-stalino-délirantes du monsieur étaient connues depuis longtemps et nous ne pouvons que nous incliner devant un tel esprit visionnaire… Toujours est-il que durant la manifestation nationale du 14 décembre les NO GLOBAL sont unis derrière la banderole « Vérité et Justice – Les droits ne peuvent être jugés » (étonnante cette fâcheuse tendance qu’à ce mouvement à toujours vouloir faire travailler la police et la justice). La quinzaine de milliers de personnes est emmenée par les curés gauchistes Don Gallo et Don Vitaliano qui rassurent en déclarant que « désobéir n’est pas un péché » ; une dizaine de responsables du mouvement (pour la plupart avocats du Social Forum) ont désormais des postes dans différentes circonscriptions de la ville de Gênes ; Agnoletto et Casarini ont récemment fait part de leur volonté de se présenter aux élections municipales. Ils avaient donc tous des intérêts à montrer leurs belles mains propres. D’autant plus que parmi eux a défilé l’ex-juge Di Pietro (l’homme-symbole de l’opération « Mains Propres » qui avait fait tomber le gouvernement italien il y a une dizaine d’années et qui s’est reconverti dans la politique) a osé déclarer, à l’endroit où fut assassiné Carlo Giuliani par un carabinier : « Je me sens très proche des jeunes, autant ceux qui recherchent la liberté d’expression que ceux qui, des carabiniers aux policiers, cherchent à faire leur devoir. »
De l’autre côté de la ville, un millier de personnes décrites comme étant des « durs », des « noirs » ont défilé en partant de la prison de Marassi au milieu d’un imposant dispositif policier et en réclamant la libération immédiate de tous les prisonniers…